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Jeanne Lalochère

l’aubergiste

Casse pas l’histoire

« Reste à savoir qui est ce nous…

— Ben Nico et moi quoi ! Allez maman, c’est mon dernier jour avant la rentrée !

— Moui bon, d’accord, mais il ne farfouille pas partout et tu n’ouvres que ta session privée sur l’ordinateur, pas celle qu’on partage. Tu veux le présenter à ton père ?

— Ben oui c’est mercredi ! Mais surtout on veut faire du montage vidéo pour mes rushes de Paris. Éric - M. Javot – nous a donné des conseils. Et promis on sera sérieux. »

Adèle trépigne d’impatience depuis sa master class avec le chéri d’Élisa et hier ils étaient en rando toute la journée. Elle m’a donc harcelée dès qu’elle est rentrée et ce matin au réveil pour que j’accepte que Nicolas vienne avec elle à l’appartement pendant que je serai à la réception. Difficile de refuser alors que ses parents ont gentiment joué le rôle de chaperons lundi. Ça a l’air d’être un chouette gamin à part ça, enfin comme on peut être chouette à douze ans et qu’on trouve tous les adultes désespérants. Ça me fait une forme d’entraînement au comportement d’Adèle bientôt…

« Et il peut venir maintenant et on ira pêcher avec Henri comme prévu et après on mange ensemble des plateaux à midi ici, hein ? T’es d’accord, hein ? »

La tactique du pied dans la porte. On parle de deux heures dans l’après-midi et tout à coup ça se transforme en : de l’aube au crépuscule.

« Okay… Okay ma puce. Pas maintenant, il est trop tôt, il faut que je redescende à la salle du petit déjeuner d’ailleurs, mais tout à l’heure oui. Par contre il dînera avec ses parents et toi ici. Il y a école demain, tu dois te coucher tôt.

— M’appelle pas ma p… Appelle-moi comme tu veux ! Merci maman, tu es la meilleure de toutes les mamans ! »

Ben voyons.

« De toutes façons ses parents ont déjà dit non pour le dîner. »

Ah oui, je trouvais ça trop facile aussi, cette reddition immédiate. Je vais proposer à Gaston de l’emmener négocier avec les fournisseurs dès qu’elle en aura l’âge.

« Tu ne m’as pas raconté la randonnée d’hier. C’était bien alors ?

— Génial. Le guide était trop sympa, il connaît vachement bien la montagne. Pas autant que Henri et Gaston bien sûr mais ça va, il se débrouillait pas mal. Surtout que je l’aidais !

— Tu l’aidais comment ça ?

— Ben déjà je vérifiais qu’il ne se trompait pas de chemin avec ma boussole que Gaston m’a offert et la carte topographique qu’il m’a prêtée quand je lui ai dit qu’on allait au moulin de Vulvoz. Les deux premières fois, Julien — c’est le guide — était surpris mais après il me demandait toujours : “Ça va Adèle, on est bons ?”.

— Hum… Tu as envisagé que c’était une façon de te charrier ou d’être gentil avec une petite fille ? »

Adèle lève les yeux au ciel.

« Pffff, t’es obligée de faire ça ?

— De faire quoi ?

— De casser mon histoire ! Je m’en fiche moi qu’il me charriait. Bien sûr qu’il me charriait, mais lui au moins il ENTRAIT dans mon histoire, il la cassait pas comme toi !

— Oups, pardon. Je n’avais pas compris que tu avais compris.

— Et de toutes façons les chemins sont balisés, pas moyen de se perdre même si on avait voulu. »

Re les yeux au ciel.

« D’accord. Donc tu as aidé pour le guidage. Et quoi d’autre ?

— Ben ensuite, arrivés à la cascade, on a attendu et attendu et attendu.

— Attendu quoi ?

— Le client Mister Grognon, je sais plus son nom. Celui qui m’avait offert le Voyage de Nils Holgersson, tu sais ? J’avoue, il est stylé ce livre. Mais le monsieur là, Natou dit qu’il est plus sympa qu’il en a l’air mais moi bof bof. Nico il dit comme moi.

— M. de la Caterie. Évite de donner ton avis sur des clients à d’autres clients, ça ne se fait pas.

— Ouais, donc M. Grognon de la Caterie il avançait pas. Déjà il doit pas avoir l’habitude de marcher en montagne, même de marcher tout court, mais en plus il bouquinait en marchant, tu te rends compte ? T’es dans les plus belles montagnes du monde et tu bouquines ? Pourquoi il est venu, déjà ?

— Sérieusement ? Il lisait en marchant ?

— Quasiment. Enfin il marchait, il s’arrêtait pour bouquiner et il repartait. Forcément ça avançait pas.

— Ou alors, il faisait de nombreuses pauses et lisait pour se donner une contenance et ne pas avoir l’air d’avoir besoin de se reposer souvent ?

— J’ai dit quoi tout à l’heure au sujet des histoires à pas casser ? Donc : il lisait en marchant…

— Désolée, finalement l’essentiel est de ne pas prendre ce que tu racontes au pied de la lettre. Continue.

— Alors arrivés à la cascade, on s’emmerdait à attendre l’autre et Nico a voulu prendre une douche… — je te vois, ne dis rien, ok ? — Je me suis débrouillée pour que Nicolas pose son téléphone sur un rocher et sans faire exprès je l’ai bousculé et plouf. Forcément fallait qu’il lave son honneur en plus de ses cheveux. C’est pour ça que j’étais un peu mouillée mais pas trop vu qu’il a fait beau on a eu le temps de pas mal sécher.

— Enfin Adèle ! Les parents devaient être furieux ! Ils sont quand même d’accord pour qu’il vienne aujourd’hui, tu es sûre ?

— Oui parce qu’ils causaient avec Natou et une cliente à ce moment-là. Ils ont juste vu Nico à l’eau et il a été cool il a dit qu’il s’était cassé la gueule.

— Figure.

— Ouais, cassé la figure, voilà. Puis de toutes façons c’est normal de chahuter à notre âge comme a dit Jojoff l’après-midi quand…

— M. Midaloff. Et tout à l’heure c’était pas “on s’emmerdait” mais “on s’ennuyait”.

— Ouais.

— Continue.

— Nan, j’ai plus envie, tu m’as cassé le flow. P’t’être ce soir. Je vais prévenir Nico. Salut maman, bonne journée ! »

Finalement elle va peut-être démarrer avant douze ans.

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